CHAPITRE II

Nous rentrons enfin chez nous, dit la voix mentale de Sleeta.

Il sentait son plaisir tandis qu'elle frottait sa mâchoire contre ses genoux.

Brennan avait attaché la jument grise devant le pavillon indigo du Mujhar, car il n'en avait pas un à lui. Pour Sleeta, pour tous les lirs sans doute, la Citadelle était un foyer. Pour lui, ce n'était pas le cas. C'était un lieu de légendes, le berceau de sa race, mais pas son chez-lui.

Tu pourrais en faire ton foyer, dit Sleeta. Ce n'est pas trop tard. Il te reste du temps pour renouer connaissance avec ton héritage.

— Ma foi, dit une voix tranquille derrière lui. Lequel des rejetons royaux nous rend visite ? Corin ? Non, ce n'est pas la bonne couleur de cheveux. Hart ? Non, je vois maintenant que ses yeux sont jaunes. Ce doit donc être... Brennan ? Je vous vois si rarement... J'ai du mal à me rappeler qui est qui parmi les petits princes...

Le ton était ironique. Brennan savait que son cousin, Tiernan, était mortellement sérieux et que la remarque mordante n'était pas faite en toute amitié, loin de là.

Sleeta gronda. Le lir de Tiernan n'étant pas présent, l'hostilité de la panthère s'adressait à Tiernan lui-même, et non à l'ours aux petits yeux que Sleeta détestait.

Brennan soupira. Ce n'était pas la première fois que Sleeta et Tiernan s'affrontaient.

— Que veux-tu cette fois, cousin ? dit Tiernan en abandonnant la haute langue. As-tu besoin d'être assuré de nouveau que tu es bien l'homme destiné à monter sur le trône du Lion ?

— Non. Tu es celui qui en a besoin, répondit Brennan. Tiernan, es-tu toujours persuadé que tu serais un meilleur héritier que moi ? Je croyais que nous avions réglé tout cela lors de ma dernière visite, quand le shar tahl nous a parlé.

— Les faits sont les faits, dit Tiernan. J'ai les mêmes ancêtres que toi, à part le sang solindien et atvien qui souille le tien.

— Tu sais que ces lignées sont requises pour remplir la Prophétie. Nous en avons parlé des dizaines de fois. Ton héritage est dans le clan. Le Lion m'appartiendra.

— Mon jehan dit...

— Ton jehan est un homme solitaire et amer. Ceinn a lutté contre mon jehan comme tu guerroies contre moi, à cause d'un désir pervers d'être ce qu'il n'est pas destiné à devenir. Il ne peut plus agir à travers sa bande de fanatiques, qui n'existe plus. Il t'utilise. Il t'a tordu comme une branche verte ; un jour, tu te briseras.

— Tu crois que nous n'existons plus ? Détrompe-toi, cousin. Les a'saii vivent de nouveau !

Brennan pensa un instant que son cousin bluffait. Mais le ton de sa voix était lourd de triomphe. Il avait le regard intense et sauvage d'un loup. Brennan comprit que l'homme ne mentait pas.

— Ku'reshtin, dit Brennan au bout d'un moment, veux-tu dire qu'il y a des Cheysulis qui travaillent à détruire la Prophétie ?

— Pas à la détruire, à la servir. Mon jehan et les a'saii désiraient que le trône revienne à Ian, dont le sang n'est pas sali par Solinde et Atvia. Mais il n'accepterait pas de prendre la place de Niall s'il était assassiné. Aussi, je te préviens : nous n'avons pas l'intention de faire du mal au Mujhar, ni à aucun de ses enfants, y compris sa bâtarde. Nous prendrons le Lion sans effusion de sang et le donnerons au guerrier qui mérite le plus de régner.

— Et comment ferez-vous ? Vous pensez que nous vous céderons la place si aisément ?

— Oui, dit Tiernan. Si le Conseil du Clan vous l'ordonne.

— Es-tu devenu fou ? Le Conseil du Clan soutient notre droit à régner !

— Mais s'il changeait d'avis, que ferais-tu ? Tu te battrais contre ta race, au nom du pouvoir ? Le royaume serait divisé de nouveau, les Cheysulis et les Homanans seraient en lutte les uns contre les autres...

— Les Homanans n'auraient rien à y voir, dit Brennan. Ce serait une affaire entre factions cheysulies.

— Crois-tu ? Si nous nous battons entre nous, qu'est-ce qui empêcherait les Homanans de décréter un nouveau qu'mahlin et de reprendre le trône ? Ils sont bien plus nombreux que nous ! Voudrais-tu courir un tel risque ?

— Et toi ? Si tu parviens à éloigner mon père du trône, tu détruiras la Prophétie. Tu remettras le Lion entre les mains des Ihlinis.

— Peu importent les Ihlinis. Strahan se cache depuis si longtemps qu'il est peut-être mort, pour ce que nous en savons.

— Si tu commences à ne plus craindre les Ihlinis, cousin, tu n'es pas un guerrier, mais un imbécile ! Et bientôt, un imbécile mort.

— Tu ferais mieux de te préoccuper de ce que sera ton avenir sans ton titre, redevenu un homme ordinaire !

— Je suis cheysuli, Tiernan, tout comme toi. Tant que j'ai mon lir, je ne serais jamais un « homme ordinaire ».

— Je ne te veux pas de mal, dit Tiernan, cachant son hostilité derrière un masque de civilité. Nous sommes parents, et tous deux enfants des dieux. Mais ce n'est qu'une question de temps.

— Tu ne sers que ta propre ambition. Oh ! je ne doute pas qu'il y en ait d'autres comme toi, mais vous êtes la minorité.

— Pour le moment, oui. Mais dans un an ? Dans deux ? Les a'saii sont très patients. C'est dans la nature de notre race.

C'était vrai, Brennan le savait. Les Cheysulis avaient attendu longtemps pour reprendre le trône qu'ils avaient cédé aux Homanans afin d'éviter la guerre civile. Peu à peu, le Sang ancien était reparu, se mélangeant au sang homanan, atvien et solindien. La Prophétie était presque accomplie.

Et voici qu'elle était de nouveau menacée.

— Tu es un imbécile, dit Brennan.

— Que dirait Maeve, si elle t'entendait me traiter ainsi ?

— Maeve n'a rien à voir avec tout cela ! s'écria Brennan.

Mais un frisson d'inquiétude courut le long de son échine.

— Crois-tu ? Je pense que si. Je croyais que tu étais au courant...

— Au courant de quoi ?

— La dernière fois qu'elle est venue à la Citadelle, elle a accepté de devenir ma meijha.

Mû par une rage aveugle, Brennan agit avant que Tiernan ne puisse esquiver. Il noua ses mains autour de la gorge de son cousin et le précipita au sol.

— Demande-lui ! croassa Tiernan, à demi étranglé. Crois-tu qu'elle te mentirait ?

— Elle n'aurait jamais fait une chose pareille ! Pas avec toi...

— Demande-lui, répéta Tiernan. Et demande-lui aussi pourquoi elle ne vient plus à la Citadelle. Pourquoi elle ne veut pas honorer son serment.

— Si elle l'a fait... Je la libérerai de ce vœu...

— Il a été fait librement..., dit Tiernan, son souffle devenant rauque et court dans sa gorge meurtrie. Seuls elle ou moi pouvons le briser. Je ne le ferai jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que tu souhaites que je le fasse. Elle ne le fera pas non plus, elle est trop honorable.

— Par les dieux, dit Brennan, je jure que si tu lui fais du mal, je souillerai mes mains de ton sang, pour le bien de ma rujholla...

— Les Homanans l'appellent la bâtarde, se moqua Tiernan.

Lir, dit Sleeta tranquillement, tue-le, ou laisse-le aller. Décide-toi.

Tu voudrais que je le tue, n’est-ce pas ?

Non. Tu mérites mieux que prendre cette responsabilité.

Brennan lâcha le guerrier haletant et se releva.

— Je réglerai cette affaire entre toi, Maeve et moi, au vu de tout le monde.

— Demande-lui si elle était consentante ou pas, quand elle m'a rejoint dans mon lit.

— Si elle ne l'était pas, tu es un homme mort.

Il alla détacher sa jument, qui piétinait le sol à côté du pavillon.

Sleeta, nous rentrons chez nous.

La panthère ne protesta pas contre leur départ précipité. Elle s'abstint de tout commentaire.